Apprentissages scolaires et contrôle cognitif

Apprentissages scolaires et contrôle cognitif
Author/s:
Professor of Developmental Psychology and Cognitive Neuroscience of Education, University of Paris; Director, Laboratory for the Psychology of Child Development and Education, French National Center for Scientific Research (CNRS), France
Theme/s:

Émotions et apprentissage

Ce rapport est le fruit d’un programme de bourses en sciences de l’apprentissage financé par l’Organisation internationale de recherche sur le cerveau (IBRO) en partenariat avec le Bureau international d’éducation (BIE) de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Le programme de bourses en sciences de l’apprentissage IBRO/IBE-UNESCO vise à soutenir et à transmettre des recherches clés en neurosciences sur l’apprentissage et le cerveau aux éducateurs, aux décideurs politiques et aux gouvernements.

Executive summary

  • Ces fonctions exécutives sont typiquement requises dans des contextes où nous en remettre à nos automatismes, nos reflexes, nos intuitions ou notre instinct ne nous permet pas d’atteindre nos objectifs.
  • Mobiliser ces fonctions exécutives s’avère couteux pour notre cerveau, ce qui explique notre tendance à utiliser spontanément nos routines et nos automatismes, moins gourmands en ressources cognitives, y compris dans des situations où ils ne sont pas adaptés
  • Les fonctions exécutives sont impliquées dans tous les domaines cognitifs et socio-émotionnels de notre existence à tous les âges de la vie.
  • Ces capacités exécutives sont essentielles pour la réussite scolaire, pour la santé physique et mentale et plus généralement la qualité de vie, et pour les aptitudes socio-émotionnelles.

Introduction

Pour résoudre le problème suivant « Mathieu a 30 billes, il en a 10 de moins que Joanne, combien de billes Joanne a-t-elle ? », nous mobilisons non seulement des processus mentaux spécifiques à la résolution de ce type de problème (processus de reconnaissance visuelle et sémantique des mots, de compréhension du sens global de l’énoncé, de traitements du nombre de billes, d’exécution de l’opération arithmétique) mais également des processus plus généraux qui contrôlent la sélection et l’activation de ces processus spécifiques. Ces processus mentaux plus généraux impliqués dans toutes les situations scolaires permettent à notre  cerveau (a) de maintenir et de manipuler en mémoire de travail les informations à traiter (ici additionner les 10 billes aux 30 billes pour découvrir que Joanne en a 40), (b) de bloquer (inhiber) les  informations ou les associations non-pertinentes à la résolution du problème (ici l’association entre le « moins » de l’énoncé et la soustraction), et (c) d’être flexible en s’adaptant aux changements (ici un possible changement dans l’énoncé du problème qui sera présenté ultérieurement). L’ensemble de ces processus mentaux de haut-niveau constituent les fonctions dites exécutives de notre cerveau. Ces fonctions exécutives sont typiquement requises dans des contextes où nous en remettre à nos automatismes, nos reflexes, nos intuitions ou notre instinct ne nous permet pas d’atteindre nos objectifs. Mobiliser ces fonctions exécutives s’avère couteux pour notre cerveau, ce qui explique notre tendance à utiliser spontanément nos routines et nos automatismes, moins gourmands en ressources cognitives, y compris dans des situations où ils ne sont pas adaptés. Il existe trois fonctions exécutives principales de notre cerveau : la mémoire de travail, l’inhibition et la flexibilité cognitive (Diamond, 2013). Sur la base de ces trois fonctions exécutives se construisent les fonctions exécutives de plus haut niveau : la planification, la résolution de problème et le raisonnement (Collins & Koechlin, 2012).

Les fonctions exécutives sont impliquées dans tous les domaines cognitifs et socio-émotionnels de notre existence à tous les âges de la vie (Casey & Caudle, 2013 ; Shulman et al., 2016). De fait, de nombreuses études suggèrent que ces capacités exécutives sont essentielles pour la réussite scolaire (Bull & Lee, 2014 ; Duncan et al., 2007 ; Gathercole et al., 2004), pour la santé physique et mentale et plus généralement la qualité de vie (Moffitt et al., 2011), et pour les aptitudes socio-émotionnelles (Carlson & Moses, 2013 ; Riggs, Jahromi, Razza, Dillworth-Bart, & Mueller, 2006).

Les fonctions exécutives jouent également un rôle dans les apprentissages scolaires fondamentaux (lire, écrire, compter, raisonner) en parallèle des processus spécifiques engagés dans chacun de ces apprentissages (comme l’association graphophonologique en lecture ou le dénombrement en mathématiques). Les capacités exécutives (mémoire de travail et contrôle inhibiteur) mesurées chez l’enfant d’âge préscolaire (à 4 ans) constituent, par exemple, un prédicteur des compétences mathématiques et en lecture à 7 ans (Bull, Espy, & Weibe, 2008). Au laboratoire, dans une série d’études menées chez l’enfant, l’adolescent et le jeune adulte, nous avons démontré que certaines difficultés systématiques rencontrées par les enfants (au développement cognitif typique) en mathématiques (Roell, Viarouge, Houdé, & Borst, 2017 ; Lubin, Rossi, Lanoë, Vidal, Houdé, & Borst, 2016 ; Lubin, Vidal, Lanoë, Houdé, & Borst, 2013), en lecture (Ahr, Houdé, & Borst, 2016, 2017 ; Borst, Ahr, Roell, & Houdé, 2015 ; Brault-Foisy, Ahr, Masson, Houdé, & Borst, 2017) et en grammaire (Lanoë, Lubin, Vidal, Houdé & Borst, 2016) peuvent résulter d’une difficulté ponctuelle à résister à des heuristiques scolaires ou à des automatismes.

Contrôle cognitif & mathématiques

Le problème arithmétique présenté en introduction de ce chapitre est une situation scolaire dans laquelle les enfants rencontrent typiquement des difficultés au cours de leur scolarité. Quand les enfants de CM1 et de CM2 essaient de résoudre pour la première fois le problème suivant « Mathieu a 30 billes, il en a 10 de moins que Joanne, combien de billes Joanne a-t-elle ? », ils répondent que « Joanne a 20 billes » alors qu’ils devraient répondre qu’elle en a 40. Ce type de problèmes est difficile à résoudre pour l’enfant car il y a piège linguistique : il faut effectuer une addition pour déterminer le nombre de billes de Joanne alors que le terme « moins », associé jusque-là à la soustraction, apparait dans le problème (Stern, 1993). Nous avons montré au laboratoire que ces erreurs ne relèvent pas d’un défaut de raisonnement des enfants mais bien d’une difficulté ponctuelle à inhiber l’heuristique « il y a le mot plus j’additionne, il y a le mot moins je soustrais », heuristique qui se renforce sans doute au moment de l’apprentissage des opérations arithmétiques où le cerveau de l’enfant associe le « plus » à l’addition et le « moins » à la soustraction (Lubin et al., 2013). Plus surprenant encore, cette heuristique perdure chez l’adulte et même chez des experts en mathématiques (étudiants en master de math, Lubin et al., 2016).

La comparaison des nombres décimaux peut aussi s’avérer difficile pour les élèves dans certains contextes et notamment quand ils doivent comparer 1,654 à 1,7. Les élèves de CM1 et CM2 répondent que 1,654 est plus grand que 1,7 car 654 est plus grand que 7. Quand cette notion est introduite en primaire, les élèves se basent donc spontanément sur les propriétés des nombres entiers pour comparer les nombres décimaux, ce qui les induit en erreurs notamment dans des contextes dans lesquels les propriétés des nombres entiers interfèrent avec les propriétés des nombres décimaux (Ni & Zhou, 2005). Nous avons mis en évidence que la capacité des enfants de 12 ans mais aussi des jeunes adultes à comparer des paires de nombres décimaux du type 1,654 vs. 1,7 était déterminée en grande partie par leur capacité à inhiber leur connaissance des propriétés des nombres entiers (Roell et al., 2017). Cette erreur systématique observée chez les élèves est probablement liée à la séquence pédagogique : c’est bien parce que l’enfant apprend d’abord à raisonner sur des nombres entiers qu’il lui est difficile ensuite de raisonner sur des nombres décimaux dans certains contextes. D’où la nécessité pour son cerveau d’apprendre à inhiber les connaissances des nombres entiers uniquement dans ce contexte.

Contrôle cognitif et littéracie

Quand les enfants commencent à lire et à écrire, ils écrivent certaines lettres à l’envers et ont du mal à distinguer les lettres imprimées à l’endroit et à l’envers (Cornell, 1985). La confusion des lettres dont l’image en miroir constitue une autre lettre (b/d/p/q) est un cas particulier d’erreurs en miroir qui sont les plus fréquentes et les plus difficiles à surmonter pour l’élève (Davidson, 1935). Ces erreurs en miroirs résultent vraisemblablement du fait qu’au cours de l’apprentissage de la lecture, des neurones dans le cortex occipito-temporal ventro-latéral postérieure (sur le côté et à l’arrière du cerveau dans sa partie inférieure) de l’hémisphère gauche se recyclent pour prendre en charge la reconnaissance visuelle des lettres et des mots (Dehaene & Cohen, 2011). Avant de se spécialiser dans la reconnaissance des lettres et des mots et de former l’aire de la forme visuelle des mots (AFVM), ces neurones permettent d’identifier des visages ou des animaux et possèdent une propriété très avantageuse pour la reconnaissance de ces stimuli, ils généralisent en miroir (ils répondent de la même manière à la présentation d’un stimulus et de son image en miroir, Dilks, Julian, Kubilius, Spelke, & Kanwisher, 2011). Si cette propriété est avantageuse pour la reconnaissance des visages et des animaux, elle est délétère pour la reconnaissance et la discrimination des lettres dont l’image en miroir constitue une autre lettre (b/d/p/q). Dans une série d’expériences, nous avons démontré qu’à tous les âges, indépendamment de l’expertise en lecture, la capacité à discriminer des lettres dont l’image en miroir constitue une autre lettre, qu’elles soient présentées de manière isolée ou dans un mot, repose sur la capacité à inhiber la généralisation en miroir des neurones de l’AFVM (Ahr et al., 2016 ; Borst et al., 2015 ; Brault-Foisy et al., 2016).

Enfin, les enfants ont également certaines difficultés à correctement accorder le sujet et le verbe dans des phrases du type « je les pilote » où ils ont spontanément tendance à écrire « je les pilotes » notamment quand le verbe prend la forme d’un nom (Totereau, Barouillet, & Fayol, 1998). L’heuristique « mettre un -s au mot qui suit les » émerge et se renforce sans doute au cours de l’apprentissage de la marque du pluriel des noms, où dans la très grande majorité des cas cette heuristique est pertinente. Nous avons démontré que la capacité de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte à correctement accorder le verbe avec son sujet dans ce contexte nécessite pour le cerveau d’inhiber une heuristique trompeuse (ici l’heuristique « mettre un -s au mot qui suit les ») comme dans toutes les autres situations scolaires présentées précédemment (Lanoë et al., 2016).

Contrôle cognitif et intervention en classe

Les chercheurs ont, par exemple, étudié l’effet de la méditation dite de pleine conscience sur les capacités exécutives des enfants âgés de 7 à 9 ans (Flook et al., 2010). Pratiquer la méditation de pleine conscience semble produire une amélioration des fonctions exécutives surtout pour les enfants qui présentent les moins bonnes capacités exécutives. Les arts martiaux améliorent également les fonctions exécutives des enfants : les capacités d’inhibition et de régulation émotionnelle et plus généralement le comportement en classe des enfants de 5 à 11 ans pratiquant le taekwondo se sont améliorés plus fortement que celles d’un groupe d’enfants pratiquant une activité physique régulière plus classique.

Certains programmes éducatifs permettent d’améliorer les fonctions exécutives des enfants qu’ils aient été conçus spécifiquement (Tools of the Mind ) ou non (méthode Montessori) pour répondre à cet objectif. Les enfants qui sont inscrits dans des écoles qui appliquent la méthode Montessori (par exemple classes multi-âges, matériel pédagogique spécial, absence de notes, travail autodirigé des enfants et collaborations interindividuelles) ont des compétences en lecture, en mathématiques mais également des capacités exécutives plus développées à la fin de la maternelle que des enfants inscrits dans des écoles appliquant une  pédagogie plus classique (Lillard & Else-Quest, 2006). Dans le programme « Tools of the Mind », un ensemble de jeux permettent aux enfants de développer leurs capacités exécutives (et notamment leurs capacités d’inhibition) dans le cadre de situations scolaires classiques. Par exemple, dans une tâche de comptage, les enfants se mettent en binôme, et l’un compte pendant que l’autre vérifie l’exactitude du comptage. Ils échangent ensuite leurs rôles. Cette situation nécessite que chaque enfant respecte bien son rôle et notamment que celui qui vérifie inhibe l’envie de compter à haute voix en même temps que son camarade. De la même manière, un dispositif permet aux enfants de gérer leur temps de parole : l’enfant qui tient un carton avec une oreille doit écouter et n’a pas le droit de parler. Dans le cadre du programme « Tools of the Mind », les capacités exécutives et les compétences sociales des enfants de 4 à 5 ans de milieux socio-économiques défavorisés, mesurées à l’issu de ce programme, sont meilleures que celles des enfants ayant suivi un autre programme éducatif. Plus encourageant encore, le type de programme suivi par l’enfant constituait à l’issue de cette expérimentation un meilleur prédicteur de ses capacités exécutives et de ses compétences sociales que son âge ou son genre. De manière générale, des interventions ciblées visant à améliorer le développement des fonctions exécutives dans le programme scolaire existant permettent d’améliorer le comportement des enfants en classe et de diminuer leur stress (Diamond & Lee, 2011).

Il existe aussi des petits jeux très simples qu’on peut utiliser en classe pour renforcer les capacités d’inhibition des enfants comme « Jacques a dit », « ni oui, ni non », « 1, 2, 3 soleil », « Jour/Nuit » (jeu où on demande à l’enfant de dire jour quand il voit la lune et nuit quand il voit le soleil), … Une étude sur des enfants âgés de 8 à 12 ans a mis en évidence que jouer 7 jours à « Jacques a dit » améliore les capacités d’inhibition chez ces enfants (Zhao et al., 2015). Au laboratoire, en partenariat avec le site Lea.fr , nous avons mené la première recherche participative avec les professeurs de plus de 115 classes, dans toute la francophonie, pour évaluer l’effet sur les capacités d’inhibition de participer 15 minutes par jour pendant 6 semaines à ce type de jeux. Les données remontées par les professeurs de l’expérimentation qu’ils ont menée dans leur classe sont très claires : les capacités d’inhibition des enfants qui ont joué à ces jeux en classe ont plus progressé que celles des enfants ayant joué à d’autres jeux (qui n’entrainent pas l’inhibition) dans la même classe.